C’est le sujet central de L’Iris blanc, le dernier tome de la bande dessinée Astérix: l’injonction à la bienveillance permanente qui traverse nos sociétés modernes, incarnée en l’occurrence par Vicévertus, un gourou du développement personnel mandaté par César pour amadouer les habitants du village d’Astérix avec sa "pensée positive" dans le but d’enfin le soumettre à la domination romaine.

La confrontation entre ses méthodes – et tout ce qu’il représente – et les us et coutumes des Gaulois – bons vivants, spontanés, superstitieux, fiers, susceptibles, bagarreurs… bref: terriblement humains et imparfaits mais incroyablement soudés et solidaires – est au cœur du récit… et au cœur des débats existentiels qui traversent nos sociétés occidentales à l’heure de la mondialisation.

Un antidote à l’individualisme?

Car cette dernière ne va pas sans un processus d’uniformisation, et donc de déracinement: le "citoyen du monde" émancipé de tout préjugé devient une sorte d’idéal vers lequel tout le monde doit tendre. Ce culte de l’individu-roi, cette quête de perfection – le paradis sur Terre? – ne tolère plus que quiconque – ne serait-ce qu’un seul individu – puisse se sentir offensé.

Corollaire: cette fameuse injonction à la bienveillance qui censure ou, plus subtilement, pousse à l’auto-censure: les stéréotypes, les clichés – et, plus globalement, tout ce qui peut ramener un individu à ses origines, à son genre ou à sa condition – sont vus comme des entraves dont l’expression, potentiellement offensante, doit être bannie.

Face à cet idéal de pureté, d’irréductibles footeux – et, par extension, tous les chambreurs de ce monde! – résistent encore et toujours à ce qu’ils voient comme une utopie mortifère. Dans ce contexte, la culture du chambrage telle que développée depuis le début de la semaine dans les colonnes de votre journal préféré peut être vue comme un puissant antidote à l’individualisme, au déracinement et à la "censure douce" des temps modernes.

Car le club de foot, comme le village gaulois, est, par essence, enraciné. Il chérit et défend son identité. Ses membres sont certes en concurrence, mais aussi au service du collectif, et solidaires les uns des autres.

La tribu des temps modernes

Et qu’est-ce qui met de l’huile dans les rouages de cette tribu des temps modernes pour, en quelque sorte, la transcender? Le chambrage et tout ce qui gravite autour, pardi! Les surnoms – à l’origine rarement flatteuse mais toujours drôle –, le bizutage auquel doivent s’astreindre les nouveaux membres, une inévitable petite pointe de chauvinisme et d’esprit de clocher et toutes ces vannes, ces tacles et ces vacheries que l’on s’adresse les uns aux autres dans la bonne humeur pour dédramatiser, rendre supportables – et, plus encore, en faire quelque chose d’agréable le temps d’un instant! – les défauts des uns et des autres ainsi que toutes les imperfections et frustrations propres à la condition humaine. Après tout, être capable de rire de ses propres défauts comme de ses malheurs est une preuve, respectivement, de lucidité et de maturité…

Jouer avec les stéréotypes

Bref, continuons à nous chambrer! Au sein d’une même tribu… mais aussi entre tribus! Certes, les piques que l’on s’adresse entre adversaires véhiculent des stéréotypes et des clichés. Mais le jour où ces derniers auront complètement disparu, c’est que les êtres humains seront tous pareils… Les stéréotypes, aussi réducteurs puissent-ils être, sont donc aussi des marqueurs d’identité et de diversité. Chambrer l’autre à grand renfort de stéréotypes, c’est donc participer à perpétuer ces derniers tout en les relativisant – par le rire! – pour empêcher la rivalité de basculer sur le terrain de la violence.

En son temps, George Orwell écrivait: "Le sport c’est la guerre, les fusils en moins." Et l’humour en plus, est-on tenté d’ajouter!

Un chambreur sachant chambrer…