La construction de l‘Union européenne a dès le début répondu aux nécessités du temps.

À la fin de la Deuxième guerre mondiale, les populations n’aspiraient qu’à une seule chose, la paix. Encore fallait-il savoir comment s’y prendre pour ne pas retomber dans les travers qui ont suivi de la Première Guerre mondiale de 1914-1918. La méthode pour assurer une paix durable, on la doit à l’esprit visionnaire du haut fonctionnaire français Jean Monnet. En 1950 il déclarait: «L’Europe n’a pas été faite, nous avons eu la guerre. L’Europe ne se fera pas d’un coup, elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait». Il joue pour cela la carte de la réconciliation franco-allemande en s’appuyant sur deux secteurs pour relancer l’économie: le charbon et l’acier. Tel est l’acte de naissance des communautés européennes qui suivirent, celle du charbon et de l’acier d’abord en 1952 avec la France, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg (l’Europe des Six). Puis la communauté de l’énergie atomique (Euratom) et la Communauté économique européenne (CEE) en 1957. L’élargissement s’est poursuivi au fil des ans pour former, avec le Traité de Maastricht en 1993, l’Union européenne (UE) forte de vingt-sept membres aujourd’hui.

Le plus grand coup d’accélérateur de l’élargissement de l’Union européenne s’est produit il y a vingt ans, en 2004. Ce jour-là dix pays faisaient passer l‘UE de quinze à vingt-cinq membres. C’était le cinquième élargissement depuis 1957. La majorité des nouveaux venus sont issus de l’est du continent: les trois pays baltes - Estonie, Lettonie et Lituanie -, cinq pays de l’Europe centrale et orientale - La République tchèque, la Hongrie, la Slovaquie, la Slovénie et la Pologne - ainsi que deux pays de la Méditerranée, Chypre et Malte. La Roumanie et la Bulgarie suivent trois ans plus tard. Un mois et demi avant le 7 mars 2004, sept de ces nouveaux membres de l’UE s’étaient déjà placés sous le parapluie de l’OTAN. Cet élargissement découle de la disparition du bloc soviétique au début des années 1990. Après la chute du Mur de Berlin, les États libérés de la tutelle de Moscou frappent à la porte de leurs voisins occidentaux. La transition du régime du parti unique communiste à la démocratie et d’une économie planifiée à une économie libérale pose d’énormes défis aux pays adhérents. Ils le sont aussi pour les Occidentaux. Ces derniers ne se montrent d’ailleurs pas très pressés, mais finissent par ouvrir la porte.

Le ciel bleu s’est assez vite couvert de nuages. Pas plus que la réunification de l’Allemande a été simple, l’intégration des ex-républiques soviétiques a été compliquée. L’adhésion à l’UE a été suivie d’une montée du populisme national à l’Est, notamment avec l’arrivée au pouvoir de Viktor Orban en Pologne et son idéologie de la «démocratie illibérale». L’ancien ministre des Affaires étrangères polonais et artisan de la transition postcommuniste, Bronislaw Gemerek livre une explication intéressante à la montée du populisme nationaliste à l’Est. «La chute de l’empire soviétique signe la fin d’une époque coloniale qui permet la renaissance du sentiment national dans les pays libérés. Mais l’intégration rapide n’a pas permis à ce sentiment national de s’épanouir», résume la journaliste Sylvie Kaufmann dans son essai (Editions Stock, 2023). Dans l’esprit de ses fondateurs, l’Union européenne a justement été créée pour surmonter les nationalismes. «Cette contradiction a été totalement sous-estimée au moment de l’élargissement» écrit la journaliste.

La fracture entre l’Est et l’Ouest se cristallise avec la crise des réfugiés syriens en 2005. En Hongrie, Viktor Orban fait ériger une clôture de barbelés à la frontière avec la Serbie alors qu’en Allemagne la chancelière Angela Merkel accueille un million de réfugiés. Face à l’afflux des migrants, les chefs d’États européens décident à la majorité qualifiée d’une répartition des réfugiés en imposant des quotas aux pays membres de l’UE. Le système n’a pas fonctionné. Mais le caractère obligatoire des quotas heurte la souveraineté nationale des ex-pays communistes. Résultat: un mois plus tard l’affaire des réfugiés donne la majorité absolue au PiS, le parti populiste nationaliste et anti-migratoire aux élections en Pologne.

Vingt ans plus tard, les relations entre l’Europe et la Hongrie sont toujours tendues. En délicatesse avec le respect de l’État de droit, cultivant une proximité avec Moscou, Victor Orban reste l’enfant indiscipliné du club européen. Mais il est isolé aujourd’hui. Il a perdu son allié polonais avec le retour au pouvoir à Cracovie du proeuropéen Donald Tusk. Vingt ans après l’adhésion, Victor Orban n’a pas l’opinion avec lui: 54% des Hongrois estiment que l’adhésion a été fondamentalement positive (sondage à fin 2023). L’attachement des Hongrois à l’Europe est encore plus fort: 63%. Celui des Pays baltes à 80%, comme celui de la Slovénie. C’est dire que malgré les déceptions, l’adhésion des pays de l’Europe centrale et orientale a été bénéfique pour eux et pour toute l’Europe.

Vingt ans après l’ouverture de l’Europe à l’Est, le monde a changé. La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022 a créé un électrochoc. Dès le premier jour, l’Union européenne s’est illustrée par son soutien à Kiev et son opposition unie contre Moscou. Le retour de la guerre sur le continent a ouvert les yeux des Européens sur leur dépendance énergétique, leur insuffisante capacité de défense autonome, sur la nécessité de protéger la démocratie et l’État de droit. La guerre a resserré les liens entre les Européens. Dans ce monde qui tangue, la politique de l’élargissement est une politique de paix. C’est pourquoi l’élargissement est appelé à se poursuivre, en retenant les leçons de 2004 pour avancer de manière progressive vers l’adhésion des dix pays qui frappent à la porte de l’Europe, l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, les pays des Balkans occidentaux.