Le Roman des Romands s’invite au Théâtre du Jura

Le Théâtre du Jura a accueilli lundi le Grand débat du Roman des Romands, 14e édition. Près de 120 élèves et enseignants venus de toute la Suisse – et pas que de Romandie – ont échangé avec les six écrivaines et écrivains en lice pour ce prestigieux prix littéraire.
À la guinguette du Théâtre du Jura, Mélanie Richoz, Anne-Sophie Subilia et Eugène (de gauche à droite) répondent aux questions des élèves.
À la guinguette du Théâtre du Jura, Mélanie Richoz, Anne-Sophie Subilia et Eugène (de gauche à droite) répondent aux questions des élèves.

À la guinguette du Théâtre du Jura, Mélanie Richoz, Anne-Sophie Subilia et Eugène (de gauche à droite) répondent aux questions des élèves.

© BIST/Yann Béguelin

Thomas Le Meur
Thomas Le Meur
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En ce lundi matin, il règne au Théâtre du Jura une effervescence très inhabituelle pour ce jour et cette heure, où en général on se remet plutôt des émotions du week-end.

Dans le foyer ont convergé 82 élèves et 34 enseignants venus des cantons de Neuchâtel, Fribourg, Valais, Vaud, Genève, Tessin, Bâle et Berne – sans oublier le Jura, bien sûr. "Sont représentées ici 41 classes de lycées, gymnases, écoles professionnelles, dont des classes bilingues du Tessin, de Bienne et de Münchenstein, près de Bâle. Elles ont chacune envoyé deux délégués et leur enseignant", précise Valery Rion, professeur de français et d’histoire au Lycée de Porrentruy, et lui-même responsable d’une classe bilingue. Il endosse le rôle de l’hôte jurassien qui accueille toute la Suisse dans le Jura et son Théâtre, avec la bénédiction de Camille Rebetez, responsable de la médiation et par ailleurs indocile dramaturge.

Tous sont venus ici pour discuter avec les deux auteurs et les quatre auteures ou autrices (au choix de chacune) en lice pour le Roman des Romands 2023-2024 (voir ci-dessous). Ce prix littéraire doté de 15 000 fr. est décerné non pas par un aréopage d’experts ès belles lettres, mais par les jeunes eux-mêmes, qui lisent et évaluent les romans en classe.

Les plumes comparées

On pourrait dès lors penser que la journée va être stressante pour les écrivains soumis à ce grand oral. Il n’en est rien. L’ambiance est décontractée, le stress semblant plutôt être du côté des élèves qui posent, souvent d’une petite voix, leurs questions dûment préparées sur leurs lectures.

Même exercice dans le foyer du bas pour Marie-Jeanne Urech, Fanny Desarzens et Noël Nétonon Ndjékéry (de gauche à droite).

Même exercice dans le foyer du bas pour Marie-Jeanne Urech, Fanny Desarzens et Noël Nétonon Ndjékéry (de gauche à droite).

© BIST/Yann Béguelin

L’intérêt de l’exercice est de révéler les dessous de la machinerie de l’écriture, et comme les auteurs sont côte à côte, de comparer les méthodes. D’origine roumaine, Eugène a écrit Lettre à mon dictateur, sa jeunesse sous le joug de Ceausescu. "Je savais où j’allais, car c’est une autobiographie tissée sur mes souvenirs d’enfance, écrite la nuit car je ne voulais pas donner mes jours à cette ordure de Ceausescu. J’ai présenté ce livre devant des classes, des jeunes de votre âge, qui ignoraient tout de cette dictature. Ceausescu, je t’ai offert un supplément de vie", dit-il comme à regret.

À ses côtés, Mélanie Richoz, auteure de Mouches, récit sur la maladie d’Alzheimer mâtiné de déni de grossesse, a une approche toute différente. "J’ai commencé à écrire après avoir fait du théâtre d’impro. Et ça transparaît: c’est le personnage qui décide où il va selon ce qui lui arrive", explique l’ergothérapeute de profession.

Aspirateur à inspiration

D’où l’inspiration vous vient-elle? demande une élève. "Une idée va surgir soudain, en descendant l’escalier, en écoutant de la musique, et va être métabolisée. Il faut être un aspirateur, puis faire des choix", résume Anne-Sophie Subilia, autrice de L’Épouse, histoire qui prend place dans la Bande de Gaza – mais il y a un demi-siècle.

"L’écriture est un acte extrêmement solitaire, quand bien même on a l’esprit peuplé d’une foule de personnages."

Ce qui a inspiré Noël Nétonon Ndjékéry pour Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis, c’est ce souvenir: "Dans la brousse, quand j’étais petit, nos parents nous mettaient en garde contre les bêtes sauvages et les cavaliers, qui prenaient les enfants en esclavage. À l’école, nous apprenions le commerce triangulaire transatlantique, mais pas la traite transsaharienne, parce que ça n’était pas au programme. J’ai donc voulu en parler dans un livre."

"L’écriture est un acte extrêmement solitaire, quand bien même on a l’esprit peuplé d’une foule de personnages", confie pour sa part Fanny Desarzens, qui dans Galel livre une histoire de montagne et de montagnards.

De jeunes critiques littéraires très attentifs aux paroles des auteurs.

De jeunes critiques littéraires très attentifs aux paroles des auteurs.

© BIST/Yann Béguelin

Le refuge sûr des livres

Quant à Marie-Jeanne Urech, c’est une fable utopique qu’elle signe dans K comme almanach. "Je suis fascinée par le thème de l’effondrement, la collapsologie. Pour m’en extraire, je me crée un autre monde dans lequel je suis bien. Bien protégée dans mes livres."

Forts de ces coups d’œil indiscrets dans la psyché des écrivains, les 82 critiques en herbe auront la délicate tâche de désigner leur lauréat, le mardi 9 janvier en Valais. La cérémonie de proclamation aura lieu le vendredi 19 janvier à Lausanne.


Les candidats au Roman des Romands
Lettre à mon dictateur

Eugène, éditions Slatkine, 2022.

"Un jour, ma mère m’a appris que j’avais une dette envers quelqu’un. Un type que ni elle ni moi n’aimions. Je ne savais pas quoi faire de cet aveu. Alors je l’ai enfoui dans ma "chambre des vérités embarrassantes". À cinquante ans, j’ai décidé d’écrire une lettre à cet odieux personnage. Pour mieux comprendre et peut-être me libérer de cette dette. Je croyais en avoir pour quelques soirs, mais ça m’a pris des mois. Car ce n’est pas tous les jours qu’on écrit à… Nicolae Ceausescu, tyran de la Roumanie pendant vingt-deux ans." Dans ce livre, Eugène raconte avec sincérité et humour son parcours de migrant, puis d’écrivain.

Galel

Fanny Desarzens, éditions Slatkine, 2022.

Paul, Jonas et Galel aiment la montagne. L’hiver, chacun mène sa vie en plaine; l’été, Jonas et Galel exercent comme guides. Ils se retrouvent une fois par an à la Baïta, le refuge tenu par Paul. Un endroit de passage où ils vivent des moments aussi attendus que précieux. Dans un monde de rocaille et de silence, Galel déploie le talent brut de son auteure, étoile montante de la littérature romande.

Née en 1993, Fanny Desarzens est diplômée en arts visuels de la HEAD Genève. En 2020, sa nouvelle Lignine est lauréate du concours littéraire organisé à l’occasion des 60 ans de la revue Choisir.

Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis

Nétonon Noël Ndjékéry, éditions Hélice Hélas, 2022.

Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis est une plongée dans les horreurs de la traite négrière transsaharienne. Des caravanes en partance pour la péninsule arabique, en passant par la colonisation française, l’enrôlement des tirailleurs africains pendant la Première et la Deuxième guerre mondiale, jusqu’à l’essor du mouvement djihadiste Boko Haram, Nétonon Noël Ndjékéry met en récit deux cents ans d’histoire de la privation de liberté et de l’exploitation humaine dans la région de l’actuel Tchad, pays où il est né en 1956. Il habite sur les rives du Léman, en Suisse.

Mouches

Mélanie Richoz, éditions Slatkine, 2022.

"Dans les moments creux, on dépose une poupée dans les bras de Mme Dumas. Une poupée aux yeux bleus avec de longs cils noirs. Ses paupières se ferment lorsqu’on l’allonge sur le dos. À mesure de la bercer et d’embrasser son crâne en plastique, elle se tranquillise. On dirait que sa seule présence l’aide à recouvrer une sorte de paix."

Depuis 2010, Mélanie Richoz a publié une douzaine de livres dont Le Bain et la douche froide (2014), J’ai tué papa (2016), Apollo (illustrations de Kotimi, 2020) et Ma Même-Pas-Belle-Mère (illustrations d’Émilien Davaud, Fleurs Bleues, 2021).

L’Épouse

Anne-Sophie Subilia, éditions Zoé, 2022.

Janvier 1974, Gaza. L’Anglaise Piper emménage avec son mari, délégué humanitaire. Leurs semaines sont rythmées par les vendredis soir au Beach Club, les bains de mer, les rencontres fortuites avec la petite Naïma. Piper doit se familiariser avec les regards posés sur elle, les présences militaires, avec la moiteur et le sable qui s’insinue partout, avec l’oisiveté. Le mari s’absente souvent. Guettée par la mélancolie, elle s’efforce de trouver sa place. Le baromètre du couple oscille.

Née à Lausanne en 1982, Anne-Sophie Subilia a étudié la littérature française et l’histoire à Genève.

K comme almanach

Marie-Jeanne Urech, éditions Hélice Hélas, 2022.

Chaque soir, Simon allume à l’aide de sa perche les lampadaires de la ville. Alors que la population se déporte en masse vers l’idéalisée Belgador pour ne jamais en revenir, lui s’évertue à contenir l’inévitable progression de l’obscurité. Autour de lui, les immeubles se fissurent, la ville est rongée par une végétation suffocante, les denrées viennent à manquer et les perspectives d’avenir s’amenuisent.

Poétesse depuis toujours, Marie-Jeanne Urech, née à Lausanne en 1976, a commencé par une carrière dans le cinéma, après un diplôme de réalisatrice à la London Film School.

Le Quotidien Jurassien

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