L’historienne Stéphanie Lachat se penche sur l’absence de femmes à la tête des marques horlogères
"Dans l’horlogerie, les métiers ont un sexe."
Durant les Trente Glorieuses, les femmes travaillaient d’ailleurs souvent à domicile.
La question du travail domestique dans l’horlogerie est pleine de paradoxes. Avant les premières fabriques, le travail horloger se fait à domicile. Et même si cela peut paraître contre-intuitif de les éloigner de leur foyer dans les années 1860, les femmes entrent facilement dans les ateliers.
Les hommes, eux, veulent continuer de travailler à domicile pour garder leur autonomie et ne pas être soumis aux règlements des fabriques. Le patronat horloger va mener un véritable combat pour les faire venir en usine.
Après la Deuxième Guerre mondiale, il y a dans une certaine mesure un mouvement inverse car l’horlogerie a un énorme besoin de main-d’œuvre. Elle se heurte toutefois à une pression éducative et domestique qui existait moins auparavant – à cette époque, tout un discours est développé sur la "bonne mère" qui doit s’occuper de ses enfants.
De plus, la société de consommation entraîne des besoins salariaux accrus. Ces facteurs sociaux vont amener les employeurs à accepter que des femmes – en particulier des mères qualifiées – travaillent chez elles au lieu de se retirer de l’emploi. Cette évolution ne vaudra en général que pour les Suissesses. Notamment parce que ce type d’activité se fait souvent sans contrat de travail. Or, il s’agit d’un document dont les "petites mains" qui viennent par exemple d’Italie ont besoin pour pouvoir rester en Suisse.
Comment le travail est-il historiquement divisé dans les ateliers?
La fabrication horlogère industrielle est dite en "parties brisées", avec des tâches masculines et d’autres féminines, donc des ateliers de femmes et des ateliers d’hommes.
Dans l’horlogerie, les métiers ont un sexe. Au milieu du XXe siècle, les employeurs qui souhaitent une ouverture font face à la résistance des syndicats désireux de protéger l’emploi masculin. Celui-ci est plus valorisé et, surtout, mieux payé. Les syndicats craignent qu’en donnant l’accès aux femmes à certaines activités, il y ait une pression à la baisse sur les salaires.
Quelles sont les tâches qui leur sont typiquement dévolues?
Ce sont des tâches qui demandent moins de qualifications puisqu’au départ les femmes n’ont pas accès – ou un accès très limité - aux écoles d’horlogerie. Par exemple: le travail des ébauches, peu minutieux, tout au début du processus de fabrication, est largement féminin.
À l’inverse, le remontage qui représente l’activité la plus qualifiée, en bout de chaîne, reste, lui, longtemps masculin.
Ce n’est qu’à la fin des années 1950 que les femmes auront accès à toute la chaîne de fabrication. Le travail est d’ailleurs si divisé que, contrairement à ce qu’on constate dans d’autres secteurs, cela va protéger les femmes des licenciements lors des crises. Si on les avait renvoyées, il n’aurait plus été possible de fabriquer les montres. Et si les employeurs avaient voulu que des hommes rejoignent les ateliers féminins, cela aurait été compliqué, pour des raisons salariales et symboliques.
Pourquoi la profession de régleuse est-elle l’une des principales à s’ouvrir aux femmes?
L’École d’horlogerie de Saint-Imier, par exemple, ouvre une classe de régleuses en 1912. À la demande des industriels qui manquent de main-d’œuvre. C’est aussi une manière pour l’école de conserver ses subventions, liées au nombre d’élèves qui est alors en diminution.
Le réglage correspond à l’une des parties les plus compliquées de la formation horlogère. Les jeunes hommes l’apprennent en 3e et dernière année de leur formation d’horloger complet. On pourrait penser que si les femmes peuvent suivre cette partie de la formation, elles ont les capacités pour le reste. Mais non… En 1930, on trouve 88% de femmes dans le réglage.
En revanche, quand il s’agit de concours de chronométrie, elles disparaissent complètement du paysage et les marques exposent leurs régleurs stars. J’aime bien tirer un parallèle avec le métier de cuisinier: il y a toutes les cuisinières du quotidien, et quelques grands chefs!
"Je perçois tout de même une ouverture car l’horlogerie comprend qu’elle a un intérêt économique à évoluer."
L’an dernier, Audemars Piguet a nommé une femme, Ilaria Resta, pour succéder à François Bennahmias au poste de directeur général. Un premier signe que le plafond de verre peut éclater?
C’est évidemment réjouissant, surtout quand on élargit le spectre, avec une présidente pour l’EPFL, une rectrice à l’Université de Genève ou une nouvelle directrice générale chez Logitech. Mais chez Audemars Piguet, cette nomination s’inscrit tout de même dans une certaine continuité puisque Jasmine Audemars a aussi été présidente du conseil d’administration jusqu’à l’an dernier.
La marque a également eu, dans les années 1970 à 1990, une femme, Jacqueline Dimier, à la tête de son bureau de création. À cette époque, c’était l’une des seules femmes dans ce domaine.
Percevez-vous tout de même une évolution positive des mentalités et des pratiques?
Si l’on s’arrête aux statistiques, cela reste limité. Selon les chiffres de la Convention patronale de l’industrie horlogère suisse de septembre 2023, on ne trouve que 19,5% de femmes dans les postes de direction, alors que l’emploi féminin s’élève à 42% dans la production et 44% dans les fonctions administratives.
Je perçois tout de même une ouverture car l’horlogerie comprend qu’elle a un intérêt économique à évoluer. La pénurie de compétences la pousse à élargir ses standards de recrutement. La diversité concerne également la clientèle. Bref, l’horlogerie comprend les bénéfices liés à l’introduction de la diversité (origines, genres, etc.) dans ses références. On le voit dans la publicité, et cela doit aussi se traduire dans la vie des entreprises.
Les Pionnières du temps. Vies professionnelles et familiales des ouvrières de l’industrie horlogère suisse (1870-1970), Stéphanie Lachat, Éditions Alphil.