"Rarement, peut-être jamais, on n’a vu, dans l‘histoire de notre Jura, un homme partir de si bas et arriver si haut. Sorti des derniers rangs du peuple, Pierre Jolissaint, par la seule force de sa volonté, son amour du travail et la droiture de ses actions, tant privées que publiques, s’est élevé aux premiers rangs de la société." C’est ainsi que le journaliste Pierre César, originaire de Saint-Imier, résume dans sa courte biographie en 1899 la vie du "Père Jolissaint", député radical de gauche et conseiller d’État bernois de 1864 à 1892, ainsi que conseiller national du vallon de Saint-Imier pendant 30 ans.

À l’instar d’un autre Ajoulot, Pierre Coullery (1819-1903), qui grandit politiquement à La Chaux-de-Fonds, Pierre Jolissaint, né à Réclère, fait partie des élus radicaux progressistes qui se préoccupent autant de la libération des ouvriers agricoles et des ouvriers d’usine de la misère que de l’essor de l’industrie et des chemins de fer. À propos de ses convictions politiques, Jolissaint écrit lui-même: "Les privations dont j’ai souffert et le tableau des misères du peuple avaient modifié mon jugement, tout en affectant péniblement mon cœur. Je rêvais d’une meilleure organisation sociale. J’étais donc, à cette date de ma vie, devenu socialiste. Partisan de la philosophie qui envisage l’homme comme un être naturellement bon et qui devrait être heureux, j’étais peiné de le voir aux prises avec la misère et de vivre dans l’ignorance." Néanmoins, du point de vue d’aujourd’hui, beaucoup doivent être surpris d’apprendre qu’en 1866, l’année même où Jolissaint est devenu membre du gouvernement cantonal libéral bernois, il était président de la section de Saint-Imier de la première Internationale ouvrière, qui deviendra plus tard le cœur des socialistes libertaires.

Pierre Jolissaint appartenait avant tout – et c’est aussi pourquoi on rappelle sa mémoire aujourd’hui – à cette large alliance libérale-socialiste et à ce mouvement populaire, encore sous-estimé aujourd’hui, qui a créé les conditions ayant permis à la Suisse de se doter il y a 150 ans de la Constitution fédérale la plus progressiste du monde (à l’exception du droit de vote des femmes – voir notre Mosaïque de la démocratie du 13 avril 2024). Il milite particulièrement pour l’abolition de la discrimination politique à l’égard des habitants provenant d’autres cantons, la fin de l’influence du clergé sur l’école et la liberté absolue de se marier. Devant "l’Assemblée des sociétés libérales jurassiennes" du 26 octobre 1872, le conseiller national Pierre Jolissaint plaide, devant 2000 hommes et femmes réunis à Delémont, pour l’introduction de l’initiative législative au niveau fédéral, pour la protection des ouvriers dans les usines, la suppression des impôts indirects, l’arbitrage des conflits du travail dans les usines, la fusion et nationalisation de toutes les sociétés de chemins de fer, la création d’un régime d’assurance vieillesse et maladie ainsi que la création de la Banque nationale. Même si certaines de ces revendications ont été victimes du compromis entre les radicaux suisses romands et alémaniques, qui a permis à la nouvelle Constitution fédérale de remporter une majorité, elles n’en illustrent pas moins l’ouverture de Jolissaint sur le plan social.

Dans le Jura, de plus, il a apporté une importante contribution en tant que directeur des chemins de fer, qui a permis d’éviter l’isolement de la région par rapport au réseau ferré et de développer le vallon de Saint-Imier, le Laufonnais, les liaisons de Glovelier à La Chaux-de-Fonds et vers Boncourt – toutes choses que nous tenons pour acquises aujourd’hui, mais pour lesquelles des gens comme Jolissaint se sont battus avec insistance pendant des années et des années.