Aux États-Unis aujourd’hui, les minorités gouvernent et menacent la démocratie. C’est la thèse de l’historien et publiciste Ari Berman dans son nouveau livre sur l’histoire des minorités aux États-Unis.

C’était le défi auquel ont été confrontés les pères de la Constitution des États-Unis il y a 230 ans. Ils étaient à la recherche d’un équilibre optimal entre la protection des différentes minorités et le respect de la règle de la majorité. Cependant, il faut être conscient que les pères constitutionnels américains ne pensaient pas aux Noirs, aux handicapés, aux peuples autochtones, aux musulmans ou aux homosexuels comme nous le faisons aujourd’hui. Non, selon Berman, les pères fondateurs utilisaient le terme "minorité" principalement pour penser à eux-mêmes, les hommes blancs plus âgés et grands propriétaires terriens. Ils craignaient les décisions démocratiques de la majorité et voulaient donc une "démocratie" qui serait un système dans lequel les majorités pourraient prévaloir, mais seulement dans la mesure où les intérêts des grands propriétaires terriens ne pourraient pas être affectés.

La majorité des constitutionnalistes américains étaient extrêmement sceptiques à l’égard de la démocratie. Ils craignaient qu’il s’agisse d’un "règne de la foule". Ils se sentirent renforcés dans leur crainte des "excès démocratiques" par les décisions prises dans les années 1780 par les Parlements des treize États fondateurs, lorsque, afin d’atténuer les conséquences de la crise économique qui sévissait alors, ils réduisirent la charge fiscale des plus pauvres, augmentèrent la charge des plus riches, soutinrent les chômeurs et, dans certains cas, tentèrent même d’exproprier partiellement les grands propriétaires terriens et de distribuer aux sans-terre les surfaces ainsi acquises. Les propriétaires fonciers privilégiés et les constitutionnalistes ne voulurent rien savoir de telles redistributions faites à leurs dépens. Ils essayèrent donc de créer un État fédéral fort, dans lequel les ouvriers actifs dans l’agriculture et les fabriques, bien que majoritaires, ne pourraient pas s’affirmer autant que dans les différents États américains. Ils choisirent une procédure électorale indirecte pour les élections présidentielles, dans lesquelles les votants ne devaient élire que de grands électeurs, qui n’avaient pas nécessairement à voter pour le candidat préféré par la majorité de l’électorat. De plus, ils donnèrent à chaque État deux sièges au Sénat, quel que soit le nombre de ses citoyens, ce qui devrait entraîner une surreprésentation des habitants des petits États ruraux, peu peuplés et plus conservateurs. Si rien ne change dans le système, d’ici 2040, 70% de la population américaine vivra dans 15 États, mais seulement 30% des sénateurs les représenteront au Sénat américain.

Quelle est la pertinence de cette digression historique face aux difficultés actuelles de la société américaine? Ari Berman: "Aujourd’hui comme hier, une petite minorité conservatrice privilégiée réussit une fois de plus à faire passer des décisions qui sont contraires aux besoins et aux intérêts de la grande majorité diversifiée de la population américaine." Berman a à l’esprit le fait que cinq des six juges conservateurs de la Cour suprême ont été nommés par deux présidents républicains des États-Unis qui n’ont été élus que par une minorité d’électeurs américains, et que leur élection a été confirmée par une majorité de sénateurs ne représentant qu’une minorité de la population. À la Cour suprême des États-Unis, c’est donc une minorité conservatrice qui l’emporte et, qu’il s’agisse du démantèlement des droits des femmes à se déterminer sur leur propre corps, de la résistance à la restriction de la possession d’armes à feu ou du démantèlement de la liberté de vote, elle adopte des résolutions qui contredisent les souhaits et les besoins de la grande majorité des citoyens américains.